Ce matin aux limites de la nuit, malgré un réveil, prisonnier des brumes nocturnes, mes pensées se bousculent dans un désordre presque parfait pour me laisser croire avec suspicion à la vérité d'une lumière criarde. Une odeur aigre, pénétrante, certainement tenace, magicienne et alchimiste alerte les merveilles d'une hypothèse et lève le voile parmi l'univers fantasque de l'enfance. J'ouvre en grand la fenêtre, soucieux d'aspirer un grand bol d'air vif et léger aux effluves montagnards cévenols. À mon immense surprise, un brouillard enveloppe de fragrance inhospitalière tout l'environnement de la petite place. Les souvenirs se complaisent à rester têtus, ils me transportent sans réclamer mon consentement vers ce temps des culottes courtes où devant la forge j'admirais le travail puissant du maréchal-ferrant.
Un cheval, le regard anxieux, un peu nerveux, une patte soulevée par celui qui doit être son patron : attends. Le maréchal-ferrant avec la précision et la précaution d'un maître méticuleux vient de déposer l’acier incandescent sur le sabot de l'animal. Aussitôt se dégagent d'épais nuages d'une fumée compacte à l'odeur désagréable. Par petits coups méthodiques, l'artisan affine et achève son travail de préparation. Puis, d'un geste rapide, il saisit avec une pince le fer et le jette dans un sceau où se laisse entendre un court bouillonnement et s'échapper un tourbillon de vapeur. Tout redevient clair, pur et silencieux. Maintenant les sabots du cheval peuvent recevoir définitivement un ferrage flambant neuf.
Quel remue-ménage s'invite et en un tour de main s'esquive sans crier gare du petit landerneau de mes fantaisies de château en Espagne! Terminée l'odeur insipide d'une fumée échappée du sabot d'un pauvre bourrin, oublier la suffisance d'un maréchal-ferrant artiste d'un ferrage parfait : que galope la liberté. Me voici, chevauchant à cru un magnifique pur-sang. Il m'emporte selon son idée sur le vent de l'horizon. À cet instant, un coup de mistral capricieux dessine un panorama impossible à définir jusqu'à m'abandonner, pantois devant les élucubrations de l'esprit. Mon pur-sang ne se soucie pratiquement pas, dans sa folle cavalcade, de m'abandonner, le séant en feu déposé sur une branche, les jambes en balançoire dans le vertige du vide et estourbie par la violence de cet atterrissage. Quelle suite laisse présager de ce belvédère incommode ?
Des lubies de mon esprit traînassent encore sur une multitude d'hypothèses. À un certain virage du hasard, il deviendra important de choisir un autre défilé ou un chemin insolite. La coïncidence s'habille-t-elle de fatalité ou de chance ?
Permettez que je vous embarque, malgré quelques résistances de votre part, dans un bolide dont les bruits du moteur s'énervent des cliquetis de la mécanique. D'ailleurs, les caprices tortueux d'une route pas si plate selon vos désirs troublent vos émotions bercées par les oscillations du véhicule.
Mémé, par une loufoquerie que son âge venait d'accepter sans trop rougir, se pâmait avec une certaine insolence et sans retenir un sourire vainqueur, devant une 2CV d'une autre saison : sans aucun doute, une superbe occasion. Voilà le cadeau convenu pour ses deux petits fils, tout juste titulaire d'un carton rose en poche, pour conduire ce bolide sur les longs lacets des routes tortueuses de nos montagnes. Largesse du cœur: mais avec une obligation de promener cette vieille dame trop curieuse des paysages à la ronde. Le temps de sa jeunesse, uniquement pédestre, ne lui permit pas d'estimer diverses grandeurs panoramiques. Alors, sans se priver, elle suppliait les deux gaillards de petit fils à s'occuper de temps à autre de leur Mémé. Cette situation la faisait sourire en catimini, car elle voyait avec une certaine jubilation qu'au volant de cette superbe auto les naïfs garçons voulaient parader. Leur regard complice s'échappait à juste raison,vers d'autres bouquets en pleines fleurs, bien plus aguichants que de trimbaler une ancienne beauté dont les pétales s'évanouissent sur la route par le vent de la vitesse.
La vieille dame depuis tant d'années entendait autour d'elle glorifier la grandeur du cirque de Navacelles. Donc , sa première escapade en 2CV la conduirait voir le spectacle du cirque avec ses petits enfants. L'art de maîtriser avec dextérité les chevaux mécaniques n'imposait aucun secret pour la jeunesse. La route déroulerait son ruban de bitume sans la moindre difficulté pour nos as du volant.
L'approche de cet événement, pour la dame, plus toute jeune, offrait une formidable opportunité de babiller à longueur de journée avec tous, n'importe qui, même des inconnus lors de ses sorties dans le centre du village. Les heures s'écoulaient insensibles dans l'oubli d'une certaine réalité. Bientôt, dans chaque foyer du pays blotti dans la discrétion de nos belles montagnes, personne n’ignora la future excursion jusqu'au cirque d'une grand-mère avec encore quelques caprices de débutante . Avec une classe familière authentique, avec une miette de sans-gène, ce petit peuple de trois personnes se hasarda avec aplomb vers l'ailleurs tant désiré par la turbulente aïeule. Tout le long de la route, les indications ne contredisaient pas la destination. Peu avant le terme du voyage, par malice, nos deux jeunes gaillards stationnèrent la 2CV hors de la vue panoramique du cirque de Navacelles. Là, pour la surprise, ils mirent autour des yeux de Mémé un bandeau et bras dessus, bras dessous la conduisent à l’extrême limite du vide vertigineux.Puis dans un geste majestueux, ils retirent le foulard qui cache le regard de leur grand-mère. C'est alors que s'entend dans un cri de déception : vous osez me montrer un grand trou dans la montagne pour me faire croire à un cirque. Je n'applaudirais qu'un vrai spectacle avec des trapèzes, des animaux féroces, des clowns, enfin où se trouve le chapiteau ? Vous vous moquez de moi , vous ne respectez pas mon grand âge. ?
Alors, dans un éclat de fou rire jubilatoire, nos deux jeunes hommes s'expriment pour une première fois à leur grand-mère avec cette appellation miracle : « Mamie » . Cette élégante et affectueuse façon change dès cet instant, la force d'une relation en un acte profond de tendresse et d'amour. En ce jour, au bord du précipice, beauté envoûtante de Navacelle, par un vertige de bonheur, trois candides se congratulent, avec une invisible bonne fortune. Depuis, sur les routes aux échappées inouïes de leurs chères Cévennes, Mamie et le plaisir de deux petits grands enfants se rencontrent dans des recoins trop souvent ignorés de leurs sublimes contrées. Moteur, vrombissant, assis dans un confort spartiate, la 2CV brinquebalante , entraîne et exulte l'émerveillement du regard de nos valeureux excursionnistes. Rien ne donne l'impression de lassitude à cette équipée hétéroclite qui déboule de nulle part pour d'autres ailleurs dans un sourire au ricanement métallique d'une guimbarde, taxi d'une jeunesse sans-souci sur l'équilibre des âges.
Quand la saison se mit à glisser sans trop de frénésie vers les chatoyantes nuances de l'automne et les jours se rétrécir, sans regret s'envisagèrent d'autres sorties moins aventureuses, mais toujours aussi attractives. Comme une souvenance, quelques affiches aux couleurs aguichantes annoncent la surprise prochaine du spectacle d'un cirque. Sans rien laisser prévoir nos deux jeunes garçons, tout dévoués aux caprices de la dame, leur superbe « Mamie », la date fixée pour le divertissement kidnapping sans aucune politesse, la « Mémé » dans un mutisme parfait, angoissant pour la victime. Par-ci par-là, avec des fous rires gamins et espiègles, ils trimballent « Mamie » qui ne comprend rien et commence à s’inquiéter de cette folie. La 2CV passe et repasse sur des routes aux configurations têtues des Cévennes. À l'exact instant d'un virage, surprise du parcours : sommation impérative, les garçons réclament que « Mamie » dépose sur ses yeux le masque noir pour une vision impossible de fin de voyage. Aucune contestation : un ordre reste une injonction non discutable « Mamie ». La vieille dame s'exécute malgré une confiance fragilisée. Les chers petits enfants par habitude ne prononcent pas de diktat aussi tyrannique. La 2CV bourlingue, tangue, sursaute, victime du relief sinueux et tourmenté des routes de montagnes. Ce voyage, le dernier, va certainement se terminer dans un grand fracas au fond d'un ravin et trois âmes innocentes s'élèveront vers les étoiles sur le long, très long chemin d'une éternité.
Non, mais non. Le bolide stoppe par un hoquet poussiéreux à soulever le cœur, sa course fofolle de branquignol. Alors s'entendent les gloussements nerveux du rire des deux garçons. À cela s'ajoute tel un compliment la phrase magique :
ICI COMMENCE LE SPECTACLE !.
« Mamie » enlève ce bandeau noir, il te cache la vue, cela n'a plus de raison d'être. Maintenant, ouvre tout grand tes mirettes. Demeure attentive à tous les sons que tes esgourdes s’apprêtent à capter comme un cadeau porteur de rêves. Contemple cet immense chapiteau, posé, là devant ton regard surpris et déjà émerveillé. Le cirque n'attend plus que ta présence pour, au son d'une musique endiablée, inviter le spectacle à rentrer en piste.
« Mamie » vient de prendre place auprès de ses deux petits enfants, déjà beaux jeunes hommes qui ne la rendent pas peu fière par leurs gestes prévenants, presque galants. Confortablement assis sur des chaises en bordure de la piste, notre groupe de trois personnages atypiques, uniques et pittoresques, le regard à l’avance dans une féerie d'images et de sons, écarquille les yeux sur les couleurs de la parade qui commence. Sur le balcon, juste, au-dessus du bord de la piste, un orchestre par les notes de trois capricieuses trompettes en appelle, à une quelconque subtilité de renommée. Le public s'abandonne sans réticence aux jeux remarquables et uniques de chaque artiste. À l'instant, par un claquement vigoureux d'un fouet apparais dans un habit de splendeur, une charmante amazone bien décidée à diriger la cavalcade des quatre magnifiques chevaux au pelage luisant d'un noir intense. Nous voilà projetés dans l'oubli du présent pour rejoindre la fantasmagorie du cirque : sourires, frissons, magie, envoûtement, ivresse et bien plus encore. Ici, tous les qualificatifs du bonheur se succèdent à une cadence irraisonnée par des imprévus de miracles aux multiples facettes. Seul le centre de ce jeu artistique occupe le cercle devenu piste dans une brillante auréole de lumière. Là, tambourine sur l’extase d'un éclat de rire jusqu'au déchirement d'une larme, sans répit, toutes les émotions d'une parade aux perspectives ancestrales et modernes.
Ainsi, se présentent sur un temps oublieux des contraintes précieuses d'horloge, un espace d'insouciance et de divagation entre songe et utopie. Tout en haut ,un trapèze volant se balance, à droite, à gauche, dans le néant profond d'un vertige du regard. Puis s'élève comme prévu un soulagement par un tonnerre d'applaudissements afin de saluer les voltiges originales et inouïes des artistes si légers et fragiles dans l'inutile vide. L'envoûtement, le magnétisme de chaque tableau de cette fête courtise avec tact la moindre émotion d'un public sous l'emprise cabalistique des impératrices et rois du cirque. Ensuite, pour l'agrément: une scène sadique. Un ensorceleur tout déguisé de noir par de vastes gestes illusionnistes qu'il souhaite sanguinaires s’apprête à découper le corps d'une belle jeune fille. Pourtant, cette victime reste toute en sourire inconsciente du sacrifice qui se prépare. La musique jusqu'alors invisible s’empare de fanfares angoissantes et un voile sombre paralyse de frissons l’assistance. Les tambours et leurs intonations pathétiques s'invitent dans l’effroi. Puis par la percussion d'une paire de cymbales, tout s’éteint dans un éclair de bravos. Le suspense s’effiloche brusquement sur l'ouverture d'une autre page.
Dans un galimatias compris par lui seul, déboule alors un farfelu aux grands pieds dans des chaussures de tailles démesurées et vêtues d'habits un peu vastes et de teintures criardes. D'une voix bien sonore, mais un tantinet bafouillée sur des mots trop savants, il prononce des vérités éléphantesques impossibles à vérifier sur l'instant.
Oh ! Oh ! Ferme ton clapet à bêtises l'Auguste, ainsi s'annonce dans toute sa suffisance le Pierrot. Le voilà, tout propret, dans son costume blanc, le visage maquillé, couleur cachet d'aspirine, ou en solitaire le bout du nez resplendit d'un rouge puissant, tel un bourgeon d'une probable rose rubiconde. Monsieur parle en s'écoutant et cela le gonfle de plaisir . Lui Pierrot par son érudition ne veut surtout pas se comparer à n'importe qui, et, en particulier, nullement à l'Auguste. Son instruction le met en valeur et cela ne fait aucun doute.
Pouf, pouf, dit alors l'Auguste avec un air narquois en s'adressant à Monsieur Pierrot « ton présumé, savoir, tes fanfaronnades, tes esbroufes, un jour vont t'éclater, la tête,et après plus un mot : silence. Cela me fera des vacances. Au revoir pédant, fieffé cuistre ».
Mamie rayonnait dans un mélange d'euphorie et d’effervescence agréable à observer pour les deux petits fils coupables de la surprise de ce divertissement. Comme chaque événement qui jalonne notre quotidien, il faut accepter son point final. Il se transformera, selon notre soif de connaître, en aventures d'autres suites qui se courtisent entre l'extraordinaire et le banal. Pour d'autres, sans curiosité et étrangers aux moindres illuminations de l'esprit, ils ne prolongeront leur absence que par le silence d'aucun penchant de rêve. Mamie, à l'inverse des langueurs de vague à l'âme, la tête encore dans les étoiles de la féerie du cirque, prévoyait déjà sa réponse aux derniers cadeaux que ses grands petits enfants venaient de lui offrir. En compensation, l'impressionnant panorama du cirque de Navacelles lui procurerait l'occasion d'excuses d'un premier regard moqueur à l'égard de ce lieu à couper le souffle.
Sa riposte cherchait déjà, parmi les méandres d'un bon sens de l'esprit, un cheminement inattendu sur des fantaisies hors du commun. La surprise devrait s'ensorceler d'une cavalcade improvisée et ahurissante afin de soutenir les plus folles promesses, même celles difficiles à imaginer.
Dès le lendemain du spectacle des gens du voyage, Mamie, malgré quelques étoiles difficiles à éteindre dans son merveilleux regard, donna l'impression de séjourner dans un univers singulier. Pouvait-on imaginer de très nombreuses et nouvelles occupations envahir l'ordinaire des habitudes de cette pétulante personnalité locale? Quand un voisin, une connaissance un peu gourmande de curiosité lui demandait les raisons de cette inaccoutumée agitation, sa seule réponse : un mutisme complet parfois pris pour quelques prétentions outrancières. Allez savoir ce qui mijote dans une cervelle aux multiples anniversaires chamarrés de parfums plus ou moins baroques.
Tout selon l'excitation de Mamie paraissait cependant, sérieux, réfléchi, responsable, officiel, solennel, mais malgré cela bien caché, secret, discret, très discret. Rien, absolument; rien ne filtrait des instances administratives que Mamie fréquentait désormais assidûment. La mairie muette, la sous-préfecture dure de la feuille. La gendarmerie par obligation toujours sur le qui-vive, ne s'avisait de prononcer aucune injonction, aucun ordre. Black-out sur toute la ligne.
Que conspirait cette chère Mamie ?
( En librairie "En deudeuche, Mamie au cirque ...de Navacelles" Editions Nombre 7. Roman 62 pages 11€)