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Sans donner l’impression de commencer
par des doutes, ce qui par les circonstances se targuerait
d’intentions de méfiances, Rankei avec calme demande à Arthur et
Clotaire de dire la vérité de leur présence sur ce bateau.
Sans la moindre hésitation, Arthur et
Clotaire se lancent sans réfléchir à une quelconque réserve, dans
le récit de leurs mésaventures, depuis la fuite indigne d’Esparon,
jusqu’à la réception brutale sur cette plage. Ils n’esquivent
aucun détail. La vérité, rien que la vérité nue malgré leur
bassesse, leur zèle, leur énergie, ce courage qui les anime face
aux lâchetés d’un capitaine sans scrupule.
Par ce courage retrouvé sur la fortune
des mots, Arthur et Clotaire dévoilèrent leur cheminement par un
long récit ouvert par le laisser-aller d’un sourire, suivi de
sombres déconvenues.
D’abord pour disposer de la surprise
du décor se manifeste la discrétion d’une liaison indélébile
avec la puissance de la montagne. Elle grave dans le cœur de ses
enfants, pour toujours, la mémoire de ses formes audacieuses, ses
valeurs, ses raisons. Elle calme nos violences par la fraîcheur de
ses sources. Elle chasse nos mauvais rêves, dès l’innocence d’un
matin, par l’élégance d’un souffle d’air pur. Chacun de ses
caprices dessine l’harmonie du contour de ses sommets, de ses
collines, du détail de ses vallées, jusqu’à captiver nos
passions par l’aventure d’une larme portée par l’émotion.
Ils arrivèrent sur une suite d’erreurs
et de catastrophes ici où rien ne s’imprime encore sur les
frissons de la mémoire. Ils découvrent alors la grandeur de
l’amour : parler du petit village de leur enfance. Pourquoi
s’enfuir quand tout se déroule avec l’harmonie des jours et la
chaleur du cercle d’une famille ?
Le début des saisons souriantes
rendait impatients chèvres et moutons. Berger, voici la belle
aubaine d’une occupation ancestrale où vagabonde l’esprit de la
jeunesse en quête d’ailleurs. À cela s’ajoutaient quelques
menus apprentissages de culture ménagère. Tous ces travaux
participaient au bien-être commun. Chaque jour, leur principale
contribution s’activait, avant tout de mener leur troupeau sur les
pentes verdoyantes d’une riche et abondante herbe sous la canopée
des châtaigniers séculaires à proximité des quelques maisons du
Caladon. Pourquoi, lorsqu’un environnement idyllique nous gratifie
de ses dons, une envie d’ailleurs s’invite-t-elle sournoisement ?
Cette vie réglée avec l’harmonie de satisfactions simples permit
malgré tout de semer, dans les jeunes cervelles, l’intérêt de
perspectives aux images brillantes et colorées. Cette foucade un
brin stupide les retrouva, avec la gaieté liée à leur âge, sur
des chemins où se cachent des ombres trompeuses, des sourires
venimeux. Les premiers jours de cette escapade décernèrent sans
trop de fausses notes leurs lots de satisfactions et ainsi,
s’effacèrent les derniers soupirs d’un vil abandon familial, des
amis, du pays. À l’extrême limite du chemin de nos jeunes
sans-souci, la mer présente sa frontière où murmure le perpétuel
ennui des vagues. Sur le bord de la plage, fidèle à une suite
logique dans ses idées, le capitaine d’un vaisseau, la tête déjà
pleine de vieilles entourloupes attend une prochaine provision de
victimes. Arthur et Clotaire écoutent avec gourmandises
d’alléchantes paroles auxquelles s’ajoutent des surenchères
invraisemblables de ce tenace bourlingueur des flots. Sans trop
ressasser la valeur des serments de cette fripouille, ils embarquent
sur ce poussiéreux rafiot, pour découvrir sans tarder le piège de
ce voyage. L’attente naïve d’un lointain enchanteur vient de
leur jouer une sale farce, sur la suite de cette fugue. Sans plus de
courtoisie, les voilà devenus esclaves sous le joug du maître à
bord crachant à tout va des ordres de corvées. Une seule solution :
fuir ce traquenard dont les portes restent pourtant grandes ouvertes,
oui, mais sur les flots, vaste étendue prête à vous engloutir dans
une autre prison. Réfléchir, trouver un au-delà vers la liberté
plus raisonnable se glisse comme une hantise silencieuse entre eux.
Épier avec modération la sagesse et le sang-froid de la patience
afin de vaincre par le courage l’occasion de s’affranchir sans
une larme des griffes de cet ignoble individu.
Sans que la chance se manifeste d’une
allure claire, il s’accomplit de temps à autre, avec une
discrétion divine qu’un atout providentiel s’offre à une main
secourable. Ce coup merveilleux du sort, en prendre possession
aussitôt et oublier sans gamberger l’inutile du moment. À son
début, la tempête se présente comme un prétexte de fuite, qui
au-delà de toute espérance s’applique à bousculer jusqu’au
dernier plan d’évasion. Sans politesse, une déferlante sauvage
jette par-dessus bord nos deux vulnérables jeunes hommes pour les
charrier sans ménagement comme de vulgaires débris sur le dos de la
furie océanique. Les tourbillons féroces de ce cyclone, sans
précaution ni égard les emportent, puis les abandonnent au loin,
sur un banc de sable, fragile esquif au milieu du courroux des
éléments endiablés.
Arthur et Clotaire se taisent, ils ne
trouvent plus de mots, parfois il fallut même les aider avec pudeur
et tact quand des propos butaient sur des émotions trop fortes.
Maintenant, une pause s’oblige à observer un temps de
non-bavardage. Les pensées galopent seules sur les secrets intimes.
Ainsi s’apprend à décrypter une exacte retenue. Ce silence n’a
rien de pesant. Il libère.
Comme un baume adoucit la douleur, un
murmure s’aventure sur la délicatesse de paroles choisies.
Par l’avantage du panorama que
déploie à leur pied le mont Shôjôgatake, le bonze Rankei observe
pour son jugement chacune des différences afin de sentir et
comprendre la sensibilité des êtres. Sa voix apaise. Elle raconte
avec justesse la fin de la tempête. Deux corps, apparemment jeunes,
vêtus de guenilles, gisent abandonnés sur la plage. Miracle !
Ils respirent, ils vivent, clos dans l’inconscience. Sans plus
tarder, les transporter jusqu’au monastère et assurer les premiers
soins. Arthur et Clotaire pendant trois jours délirent, s’agitent
le teint fiévreux. La vie grâce à l’adolescence réclame sa part
et n’abdique pas devant cette infortune du sort. Il reste tant de
féeries à fréquenter.
Rankei, avec parcimonie, ménage la
portée de ses propos, avec en plus l’habileté d’une sagesse
habituée au sacré. Il parle de ses obligations et de la vie
monacale de la petite communauté. Puis, il s’accorde sur la
solidarité qu’il doit assumer dès à présent vis-à-vis de nos
naïfs naufragés. Il ne peut abandonner, nos jeunes amis, maintenant
perdus dans un monde si éloigné de leur terre mère. Il ne provoque
l’agressivité d’aucune réprimande à l’égard de
l’insouciante : fragilité de l’adolescence. Il tremble à
simplement imaginer le long voyage qu’il faudrait entreprendre pour
ces encore un peu gamins, s’ils leur prenaient l’aventure afin de
refaire le chemin du retour. Sa conscience, habituée à la prudence
des réflexions éclairées, lui interdit de laisser à nouveau
s’aventurer sur des routes inconnues, où se rencontrent des
pléthores de traquenards, l’envie aléatoire de nos amis.
Arthur, vient-il de dévoiler les
murmures secrets des préoccupations morales de Rankei. Une question
s’achemine sur l’écho de sa voix : puis l’entendre
prononcer « combien un voyage vers le retour des côtes de
notre pays nous demanderait-il de jours ».
Le moine Rankei examine par la grâce
d’un profond silence les incertitudes qui se bousculent et
tourmentent Arthur. Homme de prière, il s’interroge comme s’il
désirait lire à cet instant, les doutes et les espoirs d’une
demande. Elle vient d’être suggérée par la chute d’un cœur en
errance. Il entrevoit dès ce moment qu’une réponse trop rapide
peut devenir un sourire ou une larme. La bonté de son âme connaît
la portée des mots justes pour redonner la confiance. Il utilise ce
pouvoir avec harmonie et sagesse.
Grave malgré le ton du langage qu’il
souhaite léger, porteur d’optimisme, Rankei déclare :
comment le temps s’estime, selon tous les aléas du hasard. Il
suppose, parfois, la menace du jusqu’au-boutisme, du matamore, ou
ne se prive pas des incertitudes promises par des caresses de
canailles. Rejoindre votre terre de France ne se mesure pas sur la
clarté du lever jusqu’au coucher du soleil. Cela s’apprend sur
la durée des saisons, donc avec la persévérance. Partir comme à
présent sur le doux sourire printanier, le réveil de la nature
deviendra un compagnon idéal pour forger le courage. Puis,
poursuivre sous les feux torrides de l’été, sans jamais réduire
l’allure d’une navigation sur des eaux trop calmes où se
traînent l’ennui et l’inquiétude. Continuer, brillant de sueur,
la peau brunie et lustrée, torse dénudé, où se dévoile
l’esquisse de muscles virils, sous les ardeurs d’un soleil
impitoyable. Toujours, s’avancer sans protester sur tout, et
n’importe quoi. Découvrir comme une étrenne par la surprise
fraîche d’un matin, quelques larmes de rosée sur l’avant-goût
coloré de l’automne, là où s’amuse la chevauchée du temps qui
passe. Ensuite, sans trop se hâter, les lambeaux de l’arrière-saison
s’effilochent sur les tristesses grises du ciel. Les rigueurs de
l’hiver nous préparent ses offensives à pas de loup. Par une
aurore trop-plein de silence, la froidure nous divulgue ses premières
morsures sur le drap blanc d’un paysage gisant et muet. Le bout du
voyage retour ne manifeste encore aucune sympathie sur les images
exprimées par les caprices d’horizons absents sur la mémoire.
Faudra-t-il attendre longtemps ainsi sur l’échiquier original des
promesses invisibles des gifles du vent ? La patience dissimule
des extraordinaires soudains, sur l’aboutissement de ce long
voyage. L’invitation d’une innocente brise ne présage-t-elle pas
l’approche de parfums inscrits dans l’émotion des premiers
souffles de la vie ? Tout ce temps pour poser enfin les pieds
sur la terre mère ne se décide pas sur un simple claquement de
doigts : une réflexion constante rassure la volonté.
Parvenu au terme de ses explications,
Rankei tait son savoureux langage. Ainsi s’impose une salutaire
quiétude où rien ne transpire du vacarme des pensées qui se
bouscule, malgré leur silence, dans la tête d’Arthur et de
Clotaire. Rankei quitte sa place assise et s’apprête à
redescendre vers son monastère. Cette attitude instinctive
déconcerte nos jeunes amis. Ils restent muets, le regard perdu sur
le panorama des montagnes qui porte comme des regrets de leurs
discrètes Cévennes. Puis au loin l’immensité bleue trop placide
de l’océan, cette frontière où se cachent des artifices, des
tromperies. À nouveau, ils se tournent vers Rankei qui semble
émanciper sur les traits de son visage rayonnant la pureté d’une
révélation. Heureux signal de calme, d’amour, d’espoir, de
sagesse quand se consacre sans arrière-pensée la psalmodie d’une
oraison muette de bienvenues. Sans élever le ton, il annonce, tel un
message d’invitation libre de toutes contraintes : je retourne
vers mon monastère, car m’attend en ce lieu le cheminement léger
de l’esprit par une longue méditation. Vous pouvez encore admirer
les surprises alentour pour vous aider à trouver la prochaine
direction de votre destin. Sachez que notre temple peut devenir un
accueil franc et sans chaîne. Vous pourrez nous rejoindre, dès que
vous sentirez le désir se manifester sans détour en vous. Nous vous
compterons parmi nous sans rien vous réclamer de nos obligations
monacales comme des laïcs respectueux de nos croyances.
Témoin de ce temporel, maintenant
Rankei se tait. L’âme apaisée, il commence la descente vers son
lieu de prière. Seul, un simple grincement de pas sur les petits
cailloux du chemin empêche le silence d’envahir cette solitude
paisible.